jeudi 9 février 2012

DOUCHINKA


Je l’appelais mmii Khddouj.[1]
C’était la mère de ma belle-mère.[2]
Mes premiers souvenirs d’elle remontent aux années cinquante.[3]
Je n’avais pas encore cinq ans.[4]
Nous étions à Tafraoute,[5] dans le Sud du Mghrib.[6]
Une grande maison entourée d’un jardin avec, entre autres, deux magnifiques arbres : un énorme figuier que l’une de mes sœurs utilisait pour accéder au toit de l’habitation, et un autre grand arbre dont j’ai oublié le nom.
C’est à cette époque que mmii Khaddouj m’a offert un tricycle.
Elle venait nous voir de Rbaate[7] où elle habitait.
Je nous revois :
L’autocar était arrêté devant la maison.
Mmii Khddouj était debout hors de l’autocar, pendant qu’un homme, sur le toit chargé de bagages, lui tendait le magnifique tricycle rouge.[8]
Mmii Khddouj était cuisinière chez une famille française.[9]
Avec « l’indépendance dans l’interdépendance »,[10] la famille française a regagné la métropole.
Quelques années plus tard, dans les années soixante, mmii Khddouj a été embauchée comme cuisinière par un ambassadeur d’un « État » d’Afrique.
Cet ambassadeur l’a emmené dans divers pays où il a été envoyé.
C’est ainsi qu’elle a quitté Lmghrib.
Nous la voyions lorsqu’elle revenait parfois en congé.
Elle nous parlait de l’Uruguay ou du Paraguay avec des moutons sans nombre, de la Yougoslavie,[11] de Belgrade, et surtout de Douchinka.
Douchinka était une jeune yougoslave qui travaillait avec elle.
Sur la photo, sa beauté était saisissante.
Elle était encore plus belle, lorsque mmii Khddouj en parlait.
Comment dire ce que je ressentais en l’écoutant ?
Comment transmettre ce qui se passait en moi ?
Une sorte de sensation qui était la miennes lorsque j’étais enfant à Tafraoute justement.
La maison était attenante à l’école.
Trois de mes sœurs y allaient.
Elles m’y emmenaient parfois.
L’administration le tolérait pour moi et pour quelques autres.
L’école était mixte.
Je me revois dans la cour avec une petite fille.
Lorsque je pense à elle, je retrouve cette sensation.
Une sorte de goût d’enfance qui ne se perd pas.
Un parfum particulier.
Une coulée de tendresse.
Un bonheur qui dure.
C’est un peu ce que je sentais je crois, lorsque mmii Khddouj parlait de Douchinka.
Aujourd’hui encore, chaque fois qu’il est question de la Yougoslavie,[12] je pense d’abord à Douchinka.
Qu’est-elle devenue, qu’est devenue la petite fille de Tafraoute ?
Qu’est devenue la mariée que j’ai admirée sur la terrasse ?[13]
Que sont devenues d’autres personnes comme elles ?
Quelles ont été leurs épreuves ?
Sont-elles encore de ce monde ?
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
Dans les années soixante dix, l’ambassadeur a pris sa retraite.
Âgée, fatiguée, et malade, mmii Khddouj a alors appris qu’elle n’a droit ni à une couverture médicale, ni à une retraite, parce que l’ambassadeur, comme beaucoup d’autres pourritures d’Afrique et d’ailleurs, n’a jamais rien fait pour qu’elle puisse en bénéficier, et a violé, comme d’autres continuent et continueront de le faire, des droits élémentaires.[14]
Elle est retournée au Mghrib épuisée, et a fini son parcours chez sa fille, ma belle-mère,[15] à Lkhmiçaate.[16]
Je l’ai un peu revu lors de mon retour au Mghrib de 1977[17] à 1981.
Elle ne m’a plus parlé de Douchinka.[18]

BOUAZZA

[1] Ommii Kaddouj (Khdiija), mère Khaddouj.
[2] La troisième épouse de mon père.
[3] Selon le calendrier dit grégorien.
[4] C’était en 1954.
[5] Le "r" roulé.
[6] Le "r" roulé, Maroc.
[7] Le "r" roulé, Rabat.
[8] Des années plus tard, mon fils aîné qui devait avoir le même âge que moi en 1954, recevait de son grand-père maternel un magnifique vélo rouge ramené de France au Mghrib par avion.
Se reporter à mon texte intitulé "Voyages".
[9] Le Maroc était colonisé par la France qui "légitimait" cette colonisation par un traité de protectorat faisant d’elle la protectrice du sultan contre les populations du pays.
La France continue de protéger le régime installé au Maroc, contre les populations du pays.
[10] Statut octroyé par le colonialisme qui s’est traduit dans les colonies, par la multiplication des "États" supplétifs, subordonnés avec plus ou moins de zèle, de soumission, et de servilité dans l’exécution des ordres des métropoles.
Au Maroc, le sultanat a été transformé en monarchie héréditaire, dite de "droit divin", et le sultan est devenu roi.
Il fut un temps où je ne connaissais rien de ce régime au service de l’impérialo-sionisme, dont les fondements sont l’imposture, la trahison, la tromperie, l’injustice, la perversion, la débauche, le mensonge, le pillage, la tyrannie, le crime, la torture, et autres.
Ce régime est toujours en place.
Dans les années cinquante, des personnes au Maroc se précipitaient pour ramasser le crottin du cheval du "sultan" considéré comme procurant la "bénédiction" !
C’était l’époque où dans certains endroits, des membres du "parti" dit de "l’istiqlaal" (de l’indépendance), faisaient jurer "fidélité" aux "adhérents" sur un annuaire téléphonique en leur faisant croire qu’ils juraient sur Alqoraane (Le Coran).
Avant d’octroyer "l’indépendance dans l’interdépendance", le colonialisme a installé le "sultan" et sa famille à Madagascar (pays occupé par la France comme beaucoup d’autres en Afrique et dans d’autres continents), afin de le ramener par la suite et faire croire qu’il a été "exilé pour son combat à la tête du peuple, contre le colonialisme, et qu’il a triomphé en lui imposant l’indépendance dans l’interdépendance" !
Lorsqu’il qu’il était à "madame Casccar" (Madagascar), le "parti" dit de "l’istiqlaal" demandait aux populations de regarder la lune pour le voir, et les propagandistes soutenaient que le "sultan" y apparaissait réellement !
L’imposture continue sous d’autres formes, mais ne change pas quant au fond.
Alimentée et entretenue, elle dégouline de partout.
Se reporter à mes textes intitulés "Insultant règne" et "Madame Cascar".
[11] Je ne connaissais rien de ces pays.
[12] Ou de l’ex-Yougoslavie.
[13] C’était à Rbaate, en 1957-1958.
J’avais sept ou huit ans.
J’étais sur la terrasse de la maison que nous occupions au quartier de l’Océan.
La terrasse voisine était couverte d’une toile qui la transformait en une sorte de grande tente.
C’était la fête.
Je ne sais pas comment les choses se sont passées, mais subitement, elle était devant moi.
Lumineuse au milieu des chants et d’innombrables personnes.
Je ne regardais qu’elle.
Je n’avais jamais vu quelqu’un comme elle.
J’étais transporté.
Je ne savais pas qu’une femme pouvait être aussi radieuse.
C’était une femme, mais pour moi c’était "autre chose".
Je ne savais pas quoi.
Une sorte de pureté.
Je pensais qu’elle ne regardait que moi et j’avais la sensation qu’elle me caressait du regard, me transmettait l’affection, m’offrait l’amour.
Une coulée de bonheur irriguait mon cœur.
C’est ma belle-mère, je crois, qui m’a expliqué que j’avais vu la mariée.
Se reporter à mon texte intitulé "La mariée".
[14] Le Jour viendra où "quiconque aura fait un atome de bien le verra, et quiconque aura fait un atome de mal le verra".
Alqoraane (Le Coran), sourate 99 (chapitre 99), Azzalzala, aayate 7 et aayate 8 (verset 7 et verset 8).
[15] Se reporter à mon texte intitulé "Ma belle-mère".
[16] Khémisset.
[17] En 1977, j’avais 27 ans.
[18] Voir :
http://raho.over-blog.com
http://paruredelapiete.blogspot.com
http://ici-bas-et-au-dela.blogspot.com
http://laroutedelafoi.blogspot.com
http://voyageur-autre.blogspot.com

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